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EVA & ADELE. Sur la scène de la vie


Julia Garimorth



Lorsque Oscar Wilde avance que   «  Life imitates Art far more than Art imitates Life  » – que la vie imite davantage l’art que l’art imite la vie1, il postule que le monde ne pourrait être saisi, ni même constitué complètement s’il n’était pas secouru par l’art. Car l’art nous ouvre les yeux. Ce n’est en effet qu’à travers l’art que nous apprenons à voir autre chose, à devenir plus sensible ou réceptif à des phénomènes cachés derrière l’apparence, à laquelle, de ce fait, nous finirons par porter un autre regard2.


Pour créer leur oeuvre «  EVA & ADELE  », les deux artistes ont recours à leur propre vie  («  Art imitates Life  »). Elles se sont rencontrées en 1989 et, depuis, vivent ensemble. En 2011, elles se sont mariées en tant que couple du même sexe. Ce mariage fut rendu possible parce que la transsexualité d’EVA avait été reconnue officiellement.

Peu de temps après leur rencontre, en 1991, les artistes ont décidé de créer le concept «  EVA & ADELE  », à travers lequel, depuis, elles se mettent publiquement en représentation. Et, comme elles le confient, c’est grâce à cette action artistique qu’elles se sont rapprochées dans la sphère privée. Ainsi, la production de Hellas (1989/2001/2007), installation vidéo se déployant sur sept projections simultanées qui évoque la toute première rencontre des deux artistes et illustre leur évolution progressive vers une identité sexuelle de plus en plus fusionnelle, fut-elle l’occasion d’un rapprochement affectif («  Life imitates Art  »).


Le concept artistique d’EVA & ADELE se constitue en effet par une action performative au quotidien dans laquelle vie et art se mélangent. Les deux artistes jouent sur la différence – ou l’indifférenciation – sexuelle en recourant aux codes comportementaux et vestimentaires de notre société. Toujours vêtues à l’identique, toujours surprenantes et ultraféminines, maquillées avec paillettes, et cependant le crâne rasé comme des hommes, elles amènent, voire imposent l’œuvre «  EVA & ADELE  » au public le plus large, aussi bien dans le milieu sélectif de l’art (au moment des vernissages) que dans des situations les plus triviales  : au supermarché, dans le métro, dans la rue. Leur œuvre d’art n’est plus «  enfermée  » dans les musées et les centres d’art, où le public devrait se rendre pour y avoir accès, ni «  réservée  » à une minorité d’initiés, mais s’insère très naturellement dans la vie de tout le monde et de tous les jours. Cette invention, ainsi que cette présentation de soi, font de l’apparition d’«  EVA & ADELE  » une œuvre d’art vivante. Tout simplement parce que la vie même d’EVA & ADELE a incorporé l’art.


«  Where ever we are is museum  » (Tout lieu où nous sommes est musée) répondirent EVA & ADELE très naturellement à un directeur de musée, ce dernier ayant eu peur d’avoir «  raté  » un vernissage important d’où, selon lui, elles sortaient. Depuis, cette citation est devenue la devise des deux artistes. En effet, le musée d’EVA & ADELE s’étend à tous les espaces publics. La surface d’exposition sur laquelle se déploie leur œuvre est alors infinie. Non seulement elle suit chaque déplacement des artistes, mais surtout, elle se prolonge dans la tête de leurs «  visiteurs/spectateurs  ».


Car lorsque les artistes mettent en scène l’oeuvre «  EVA & ADELE  », cela nous interpelle toujours dans notre réalité. EVA & ADELE nous sensibilisent au spectacle de la vie qui est chaque jour la nôtre, mais que, et contrairement à elles, nous ne prenons pas le soin d’interroger. En effet, chacun d’entre nous applique au quotidien, consciemment ou inconsciemment, des schémas de comportements qui le rendent sans surprise. Nos gestes, nos intérêts du moment, nos préférences esthétiques sont d’ailleurs socialement fabriqués, et sont toujours renforcés par les habitudes et la routine de cette participation continue et sans distance au monde. Ces schémas ne sont pas écrits par nous, ils nous sont souvent imposés depuis la petite enfance. Et ce sont eux qui définissent ce qu’une femme ou un homme est censé désirer3.


En nous confrontant à l’oeuvre d’art «  EVA & ADELE  », nous sommes incités à interroger ces schémas préconstitués. Chez EVA & ADELE, l’opposition «  Art of nature/Nature of art  » (qui figure sur un des cachets du Goldenes Manifest, 1992-1997) est un guide dans leur effort constant pour se libérer des idées reçues, des stéréotypes, de ce qui empêche de saisir la réalité telle qu´elle pourrait être. EVA & ADELE nous amènent alors à nous questionner, avec la plus grande sincérité, quant à nos propres désirs.

La démarche d’EVA & ADELE est liée à un travail de sensibilisation. Les deux artistes nous tendent un miroir à travers leurs propres portraits. Ce n’est pas par hasard si, dans leur travail, elles font une place aussi importante à l’autoportrait. Polaroid Diary, constitué de 1  500 autoportraits pris avec un appareil Polaroid (comme un selfie avant le selfie, réalisé avec l’appareil Polaroid sans écran) et montés sur un support de quinze mètres de long, est une des toutes premières œuvres consacrée à l’identité EVA & ADELE. De 1991 jusqu’à l’interruption de la fabrication du Polaroid, en 2005, les artistes se sont photographiées quotidiennement selon un rituel très codifié, reproduisant toujours la même pose.

Ces autoportraits ont joué un rôle de journal intime pour les deux artistes. Ils leur ont servi aussi à se renforcer, à mettre au point la production de soi qui allait être leur marque de fabrique. C’était un peu, pour elles, comme la dernière vérification devant le miroir avant d’affronter le monde  ; geste d’autant plus nécessaire que le mode d’intervention choisi par les artistes allait provoquer des situations émotionnellement chargées. Au début de leur carrière, EVA & ADELE habitaient un quartier homosexuel de Berlin, dans lequel leur image provoquait des réactions vives, soit de sympathie et d’adhésion, soit de rejet et d’agression.


La diffusion de l’image photographique d’EVA & ADELE est prolongée par le dessin ou par l’écriture. En 1991, les artistes créent leur logo en forme de coeur rose dans lequel s’inscrivent leurs deux têtes, suivi par certaines formules devenues de véritables slogans, comme  :   «  Where ever we are is museum  », «  The beginning after the end of art  », «  Over the boundaries of gender  », «  Futuring  » ou   «  Coming out of the future  ». À partir de ces formules, les artistes fabriquent dès 1992 des cachets, qu’elles apposent sur des cartes postales pour que celles-ci soient distribuées pendant leurs performances. Entre 1992 et 2014, plus de 50  000 cartes postales ont ainsi circulé. Les slogans eux-mêmes ont été repris dans le Goldenes Manifest, composé de douze plaques couvertes de feuille d’or. Ces formules font la synthèse de leur travail, que l’or, garant de valeur impérissable, vient ainsi immortaliser.


Lorsque la diffusion de leur image ne passe pas par les deux artistes en personne, elle s’autonomise à travers les médias et les supports de communication. Jusqu’à ce qu’elle soit, cependant, rattrapée par les artistes. Dans la série Mediaplastic, EVA & ADELE interrogent précisément les mécanismes de diffusion de leur image  : «  La diffusion de notre image représente pour nous une oeuvre en soi. Les peintures de Mediaplastic en tant que visualisation, historicisation et divulgation d’un moment de la communication publique peuvent être considérées comme une performance ou une oeuvre d'art vivante4.  » EVA & ADELE utilisent les médias de façon consciente comme support, au même titre qu’une surface d’exposition, et les prolongent. Alors que les médias reproduisent, par le médium de la photographie, une oeuvre d’'art originale (celle d’EVA & ADELE), les artistes se servent à leur tour de cette reproduction pour en faire, par l'intermédiaire du dessin et de la peinture traditionnels, une oeuvre originale.


EVA & ADELE déclarent être venues du futur. Elles cherchent ainsi à anticiper de nouveaux modes de vie et de genre qui iraient donc de soi dans le futur. Quoi qu’il en soit, «  FUTURING  », en tant que concept artistique et attitude face à la vie, se déploie complétement complètement dans le présent, refusant catégoriquement toute référence à l’histoire personnelle antérieure des deux artistes. Ainsi, les catalogues de leurs différentes manifestations se trouvent-ils aujourd’hui dépourvus d’informations biographiques autres que des mensurations de taille, de poitrine, de hanche, telles qu’on en voit sur des fiches de mannequins. Seules quelques oeuvres appelées précisément «  sculptures biographiques  » font exception et comportent des éléments renvoyant à la vie des deux artistes, comme le camping-car Biographische Skulptur n°  2, B-EA 5800 (1999/2006) avec lequel ils/elles ont voyagé, ou le vélo d’ADELE, Biographische Skulptur n°7 (1993/2006).


C’est toujours une version nouvelle du monde que l’art laisse derrière lui après l’avoir visité. Par l’art, EVA & ADELE ont redécouvert leur propre vie. Elles l’ont réinventée. Et elles nous suggèrent de découvrir ou de réinventer la nôtre.



1 Oscar Wilde, «  The Decay of Lying  », in  Intentions, 1891

2 Ainsi Wilde évoque l’existence, effective depuis des siècles, du brouillard à Londres, dont la beauté fut justement remarquée parce que «  les poètes et les peintres [en] ont enseigné la beauté des effets examinés... Ils n’existaient pas jusqu’à ce que l’art les invente  », in Oscar Wilde, ibid.

3 Cf. Jacek Kochanowski, «  A Dream of the Infinite  ». Inin: EVA & ADELE, The Artist = A Work of Art, catalogue d’expositioncat. expo., MOCAK, Cracovie, 2012, p.  68

4 Cf. EVA & ADELE Geschlossene Gesellschaft, catalogue cat. d’exposition. Galerie Michael Schultz, Berlin, 2004

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